Guet-apens
Sur le chemin de Bear Valley, Clay prit le volant, Nick la banquette arrière et je m’assis à l’avant, où les dispositifs de sécurité étaient meilleurs. Comme je le craignais, la Camaro n’était pas impatiente de redémarrer. Clay enfonça l’accélérateur, fit hurler le moteur, puis passa brutalement la marche arrière, ignorant les cliquetis qui s’échappaient de sous le capot. Embarquée dans une partie de bras de fer, la voiture céda et se laissa malmener pendant tout le trajet jusqu’à Bear Valley.
— Non, prends la prochaine, dis-je lorsque Clay fit mine d’emprunter la première sortie vers Bear Valley. La direction de l’est. Vers l’hôtel.
— L’hôtel ?
— Ça ne sert à rien de nous balader dans tout Bear Valley si les cabots n’ont même pas quitté leur chambre. S’ils n’y sont pas, on pourra peut-être suivre leur piste à partir de là.
Les mains de Clay se crispèrent sur le volant. Je savais qu’il pensait que les cabots étaient partis à la poursuite de Jeremy et que vérifier leur chambre d’hôtel ne revenait qu’à perdre de précieuses minutes. Mais il comprenait. Au lieu de me répondre, il reprit la direction de l’autoroute, se précipitant juste devant un camion grumier chargé. Je fermai les yeux pendant le restant du trajet.
Quand on atteignit le motel, Clay gara la voiture sur la place pour handicapés proche du vestibule et s’arracha à son siège avant même que le moteur soit arrêté. Je retirai la clé de contact et le suivis. Cette fois, il n’essaya même pas d’embobiner le réceptionniste. Heureusement, il n’y avait personne à la réception. Clay monta les marches quatre à quatre. Parvenu devant la chambre de LeBlanc, il brisa le pêne fraîchement réparé et défonça la porte sans s’assurer qu’il n’y ait personne de l’autre côté. Je montais les dernières marches quand il ressortit.
— Disparus, dit-il en me croisant dans l’escalier.
Il venait d’atteindre le milieu de l’escalier quand il s’aperçut que je montais toujours et fit demi-tour.
— Je viens de te dire qu’ils n’étaient plus là.
— Ce n’est pas la seule chambre, répondis-je. Marsten n’est pas du genre à accepter de squatter chez les autres.
Clay grommela quelque chose, mais je longeais déjà le couloir, m’arrêtant devant chaque porte pour tenter de repérer l’odeur de Cain ou de Marsten. Clay remonta les marches et se dirigea vers moi à grands pas.
— On n’a pas le temps de…
— Alors vas-y, dis-je. Vas-y.
Il n’en fit rien. Je m’arrêtai à la troisième porte après celle de LeBlanc.
— Cain, dis-je, main tendue vers la poignée.
— OK. Ne t’arrête pas, cherche celle de Marsten.
Il occupait la chambre voisine. Pendant que Clay inspectait toujours celle de Cain, je forçai la porte de Marsten et entrai. À l’exception d’une valise de cuir italien dans le coin, la pièce semblait vide. Le lit était fait, les tables immaculées, et les serviettes toutes pendues bien soigneusement au support. C’était sans aucun doute la chambre de Karl Marsten. S’il devait s’abaisser à prendre une chambre au motel Big Bear, il n’y passerait pas plus de temps que nécessaire. Je m’apprêtais à repartir quand je remarquai une autre odeur familière.
— Jeremy, dit Clay derrière moi alors qu’il entrait dans la chambre.
Il se dirigea vivement vers la fenêtre du balcon et en écarta brusquement les rideaux. La porte était tout juste entrouverte, comme si on l’avait fermée depuis l’extérieur, qui ne comportait pas de poignée.
— Il est parti, dis-je. Il a dû passer ici récupérer ses affaires.
Clay hocha la tête et me frôla en regagnant la porte. On rejoignit la voiture. Puis Clay patrouilla de parking en parking en quête de la Mercedes ou de l’Acura. En fait, « patrouiller » n’est pas le terme exact, j’aurais dû dire qu’il déboulait dans les parkings telle une fusée, y décrivait des cercles assez brusques pour nous démolir les cervicales et en ressortait tout aussi brutalement. Ce fut dans un parking situé derrière une boutique de vêtements qu’on trouva l’Acura de Marsten.
Je ne pouvais que deviner que c’était la sienne, mais je ne risquais pas de me tromper de beaucoup. LeBlanc avait peut-être un revenu fixe quand il vivait à Chicago, mais, à en juger par sa chambre d’hôtel, il ne devait pas avoir les moyens de se payer des bagnoles de luxe ces jours-ci. Marsten, en revanche, remportait un grand succès professionnel… si on peut toutefois qualifier le vol de profession. C’était le métier le plus prisé des cabots. Leur style de vie ne les encourageait pas à demeurer assez longtemps dans une ville pour y trouver un boulot régulier. Même s’ils étaient tentés d’y prendre racine, ça ne durait pas. La Meute avait coutume de chasser les cabots qui semblaient vouloir adopter un mode de vie sédentaire. Se créer un foyer revenait à revendiquer un territoire, et seule la Meute en avait le droit. La plupart des cabots erraient donc de ville en ville, volant juste assez pour rester en vie. Mais certains faisaient mieux que ça. Marsten s’était spécialisé dans les bijoux, plus précisément ceux qui provenaient du cou et des chambres de douairières esseulées d’âge moyen. Il avait de l’argent et s’estimait supérieur aux autres loups-garous. La Meute se moquait bien qu’il sache parler cinq langues et refuse de boire du vin plus jeune que lui. Un cabot était un cabot.
Clay ralentit derrière l’Acura, puis mit les gaz et quitta le parking.
— On ne les poursuit pas ? demanda Nick en se penchant par-dessus le siège de devant.
— Je me fous de savoir où ils sont, eux. C’est Jeremy que je cherche.
On trouva la Mercedes d’Antonio quelques bâtiments plus loin, dans le parking de la papeterie. La piste fut facile à suivre pour moi, car les odeurs étaient si familières que je pouvais laisser mon cerveau en pilote automatique tandis que je me concentrais sur la recherche d’indices.
La piste décrivait une boucle, passait devant les bureaux du journal local, l’entrepôt où s’était déroulée la rave, ainsi qu’un bar de musique country qui donnait sur la grand-rue. Chaque fois qu’on passait devant un de ces endroits, je comprenais la logique qui y avait conduit Jeremy : le journal pour lire les dernières nouvelles, le bar pour les ragots, l’entrepôt pour des indices qui nous auraient échappé. La taverne nous donna plus de fil à retordre, jusqu’à ce que je repère une acre odeur d’urine sur le mur de derrière, contre lequel Cain avait sans doute pissé pour évacuer les quelques verres bus la veille. À partir de là, la piste se dirigeait de nouveau vers la papeterie où était garée la voiture d’Antonio.
— Ils retournent à l’hôtel, dit Nick. Je crois qu’on vient de les manquer.
On avait avancé de cinq pas quand un chat siffla dans notre direction depuis un tas d’ordures. Nick lui rendit son sifflement. Les yeux du chat se rétrécirent et sa queue se dressa en un point d’exclamation indigné.
— Laisse ce chaton tranquille, lui dis-je. Il est trop maigre pour faire plus qu’une bouchée, et filandreuse, avec ça.
Lorsque je me détournai, je vis dépasser quelque chose sous les sacs-poubelle. On aurait dit, au départ, un alignement de quatre galets pâles qui pointaient depuis l’intervalle entre deux sacs. Vision tellement déplacée que je m’approchai, ignorant la puanteur des ordures qui étouffait tout le reste. Je compris alors de quoi il s’agissait en réalité : des doigts.
— Merde, marmonnai-je. Regardez-moi ça. Soit ces cabots deviennent négligents avec leurs victimes, soit ils les laissent volontairement en évidence.
— Vingt dollars sur la deuxième solution, dit Clay.
Il s’avança et repoussa légèrement le sac-poubelle du haut pour y regarder de plus près. Les doigts étaient rattachés à une main, elle-même reliée à un bras. Lorsque Clay souleva le sac du haut, celui du bas glissa et le corps bascula à terre. Il roula sur le dos. La tête de l’homme tomba sur le côté selon un angle impossible, indiquant une nuque brisée. Ses cheveux d’un roux agressif brillaient même dans le noir.
— Peter, murmurai-je.
— Non, dit Clay. Jeremy. Non !
Clay se précipita dans les ténèbres et j’entendis l’écho de ses pas résonner dans la ruelle. Les yeux de Nick s’écarquillèrent et croisèrent les miens. Puis je vis s’y produire un déclic lorsqu’il se rappela que Jeremy n’était pas seul avec Peter. Il s’élança à la suite de Clay. Je m’arrêtai pour cacher le corps de Peter, puis courus après eux, le cœur cognant si fort que je ne pouvais plus respirer, cherchant de l’air tandis que je courais. À six mètres devant moi, je vis une mare d’un rouge épais luire sous la lumière maladive d’une lampe à moitié morte. Des pistes sanglantes se déployaient tels des tentacules, puis convergeaient en un unique filet. Je le suivis. Plus loin, je voyais s’éloigner la forme blanche de la chemise de Nick dans le noir. J’entendais les pas de Clay mais je ne le voyais pas. La piste sanglante bifurqua deux fois. Alors que je tournais au deuxième coin de rue, je vis non loin de moi Clay et Nick s’arrêter puis faire demi-tour. Ils avaient dépassé la fin de la piste, qui se terminait dans une flaque de sang juste après ce tournant.
Je me penchai, plongeai le doigt dans le sang puis l’élevai vers mon nez.
— C’est… ? demanda Clay.
— Celui de Jeremy, murmurai-je.
— Et il y en a plein ici, si vous voulez regarder de plus près, dit une voix grave.
Clay releva brusquement la tête. On regarda autour de nous, puis on aperçut un bassin de chargement sur notre droite. Clay bondit sur le rebord surélevé de un mètre et disparut dans l’entrée obscure, suivi de Nick et de moi. À l’arrière du bassin de chargement, Jeremy était assis dans un coin, jambe droite reposant sur un cageot cassé tandis qu’Antonio déchirait des lambeaux de sa chemise. À notre approche, Jeremy leva le bras gauche pour écarter ses cheveux de son visage, puis grimaça et se servit plutôt de sa main droite, laissant la gauche retomber maladroitement sur le côté.
— Ça va ? lui demandai-je.
— Peter est mort, répondit Jeremy. On est tombés dans une embuscade.
— On regagnait la voiture, dit Antonio tout en ajoutant une nouvelle couche de bandages à la jambe de Jeremy. Je suis parti chercher des toilettes. Cinq minutes. J’avais à peine tourné au coin de la rue quand… (Il garda les yeux concentrés sur sa tâche, mais le remords suintait de ses paroles.) Moins de cinq minutes. Pendant que je partais pisser…
— Ils attendaient une occasion, dit Jeremy. Il aurait suffi que n’importe lequel d’entre nous tourne le dos un instant pour qu’ils attaquent les deux autres.
Antonio regarda par-dessus son épaule tout en s’affairant.
— Le nouveau, le cabot qui a tué Logan, a attaqué Jeremy avec un couteau.
— Un couteau ? (Clay regarda Jeremy pour demander confirmation, aussi incrédule que si Antonio parlait d’une agression avec un obusier antique.) Un couteau ?
Jeremy hocha la tête.
— Ils ont sauté sur Peter et Jeremy, poursuivit Antonio. Personne n’a eu le temps de réagir. Quand j’ai débarqué, ils se sont barrés. J’aurais dû leur courir après, mais Jeremy saignait méchamment.
— Et je ne t’aurais pas laissé faire, de toute façon, ajouta celui-ci. Nous n’avons pas le temps de ressasser ce qui s’est passé. On doit déblayer le terrain et nous en aller.
Il fit mine de se lever. Clay bondit sur un cageot pour l’aider.
— On a laissé Peter sur place, dit Jeremy.
— Je sais, répondis-je. On l’a trouvé.
— Au milieu des ordures, dit Antonio en se passant une main sur le visage. On n’aurait pas dû. Désolé, mais Jeremy saignait et…
— Tu devais trouver très vite une cachette, conclut Jeremy. Personne ne te le reproche. Maintenant, on va aller le chercher et le ramener chez nous.
Clay aida Jeremy à descendre. Je me plaçai à sa gauche pour prendre son autre bras, puis me rappelai qu’il était blessé et choisis plutôt de marcher à ses côtés, prête à le rattraper si sa jambe cédait. Je confiai mes clés de voiture à Nick qui courut rapprocher la Camaro au bout de la ruelle. Quand on atteignit le tas d’ordures, Antonio découvrit Peter et le dégagea.
— Marsten va nous le payer, dit Clay qui regardait le corps de Peter en serrant et desserrant les poings. Il va vraiment nous le payer.
— Ce n’est pas Marsten qui a tué Peter. C’est Daniel.
— Dan… (Clay s’étouffa sur la fin du nom.) Ah, merde.
Je rentrai à Stonehaven dans la Mercedes d’Antonio, assise sur la banquette arrière avec Jeremy, au cas où l’hémorragie s’aggraverait. Antonio roulait en silence. Jeremy regardait fixement par la fenêtre tout en tenant les bandages de sa jambe bien serrés. Je m’efforçai de me concentrer sur autre chose que la vue de ma propre voiture à travers le pare-brise et la présence du corps de Peter dans le coffre. Je pensai plutôt aux cabots.
Alors c’était Daniel, en fin de compte. Mauvais signe. Très mauvais signe. Plus encore que Marsten ou Cain, Daniel savait comment fonctionnaient la Meute et chacun de ses membres. Il en avait fait partie, car il avait grandi avec Nick et Clay… ou, plus précisément, parmi eux, car « avec » donnerait l’impression trompeuse qu’ils avaient été amis. Avant l’arrivée de Clay, Nick et Daniel étaient de vagues camarades de jeu, réunis par leur proximité d’âge, comme deux cousins qui jouent ensemble lors des réunions de famille car ils n’ont personne d’autre avec qui traîner. Puis Clay était arrivé. Je ne connaissais pas bien les détails, mais on m’avait raconté que Daniel et Clay s’étaient haïs dès le départ. L’événement qui avait tout précipité semblait être la fois où Daniel avait épié une conversation entre Nick et Clay et s’était empressé de rapporter à la Meute comment Clay avait été expulsé de maternelle après avoir disséqué le cochon d’Inde de la classe pour voir comment il fonctionnait, mais, comme je le disais, je ne connais pas les détails – quand j’avais interrogé Clay, il s’était contenté de répondre « Il était déjà mort », ce qui était censé tout justifier. Quelle que soit l’histoire, elle embarrassait Jeremy, qui évitait les détails quand il expliquait aux autres pourquoi la scolarité de Clay n’avait duré qu’un mois. En contrariant Jeremy, Daniel s’était attiré la rancœur éternelle de Clay.
Lors des années suivantes, leur relation était devenue de plus en plus acrimonieuse à mesure qu’ils luttaient pour occuper la plus haute place de la jeune génération. Ou plutôt, devrais-je dire, à mesure que Daniel se bagarrait pour cette place. Clay estimait tout simplement qu’elle lui revenait et étouffait les aspirations de Daniel avec le mépris paresseux de quelqu’un qui chasse un moustique. Quand ils avaient tous trois une vingtaine d’années, Jeremy était devenu Alpha. J’ai peut-être donné l’impression que son ascension s’était effectuée sans effusions de sang. Ce n’était pas le cas. Le gros de la Meute soutenait Jeremy à l’exception de quatre membres, parmi lesquels Daniel et son frère Stephen. La discorde n’avait fait qu’empirer lorsque Stephen avait tenté d’assassiner Jeremy. Clay l’avait tué. Daniel maintenait que son frère était innocent et que Clay l’avait assassiné pour étouffer toute opposition à l’accession de Jeremy à ce titre. Quand celui-ci avait été nommé Alpha, Daniel avait décidé qu’il n’y avait pas de place pour lui dans la nouvelle Meute.
Malheureusement pour tous, l’histoire ne s’était pas arrêtée là. Bien qu’ils ne soient plus frères de Meute, Daniel et Clay avaient eu depuis pas mal de prises de bec. Après mon arrivée, les choses avaient même empiré. Daniel avait décidé qu’il me voulait absolument, ne serait-ce que parce que j’« appartenais » à son rival. La première fois qu’il m’avait approchée, je l’avais même pris pour un type bien. Je le croyais lorsqu’il racontait avoir été maltraité et calomnié par Clay – à l’époque, je croyais bien volontiers tout ce qu’on me disait de négatif sur lui. Un jour où je me trouvais à San Diego avec Antonio venu livrer un avertissement à un autre cabot, j’avais faussé compagnie à Antonio pour aller saluer Daniel, sachant qu’il habitait là depuis quelques mois. Quand j’avais atteint son appartement, je l’avais surpris à tenter de cacher une femme dans le placard. Ce qui n’aurait pas été si grave si elle était encore vivante. Visiblement, elle l’avait été jusqu’au moment où j’avais sonné et où Daniel lui avait brisé la nuque avant d’essayer de la dissimuler pour que je ne le trouve pas avec quelqu’un. Après quoi j’avais davantage écouté les mises en garde de Clay contre Daniel.
La femme dans le placard n’était pas la première qu’il ait tuée. Quand il avait quitté la Meute, il avait renoncé à son enseignement et commencé à s’en prendre à des humains. Comme tous les cabots meurtriers à succès, et d’une grande longévité, Daniel avait appris l’astuce nécessaire pour tuer des humains, celle-là même qu’utilisent les loups confrontés à un gros troupeau : éliminer depuis les bords. En se limitant aux marginaux – toxicos, ados fugueurs, prostituées, sans-abri –, on a de bonnes chances de s’en sortir. Pourquoi ? Parce que tout le monde s’en fout. Oh, bien sûr, la police, les hommes politiques et tous ceux qui sont censés faire respecter la loi affirment le contraire, mais ce n’est pas vrai. Quand des gens disparaissent, tout le monde s’en fout tant qu’on ne les retrouve pas. Je ne parle pas de dictatures du tiers-monde ni même de métropoles américaines tristement réputées pour leur taux de criminalité. À Vancouver, il avait fallu que plus d’une vingtaine de prostituées disparaissent dans le même quartier pour que les autorités commencent à soupçonner un problème. Croyez-moi, si ces femmes avaient été étudiantes à l’université de la Colombie-Britannique, les gens se seraient réveillés beaucoup plus vite. C’était là où Thomas LeBlanc avait commis une erreur, en choisissant ses proies parmi les filles et les femmes de familles des classes moyennes. S’il s’en était tenu aux fugueurs et aux prostituées, il serait toujours en train de faire des affaires à Chicago. Dans toutes mes disputes avec Jeremy sur l’injustice du système hiérarchique de la Meute, j’avais mis en avant, en comparaison, le modèle démocratique humain dans lequel tout le monde possédait censément une égale importance. Mais c’étaient des conneries, bien sûr. Même si la Meute obéissait à une hiérarchie stricte, elle ne laisserait jamais impuni le meurtre ne serait-ce que du dernier de ses membres, l’oméga.
Lorsqu’on fut rentrés, Jeremy me demanda de l’aider à panser ses blessures. Il supposait sans doute que je serais une infirmière plus douce et plus convenable que les hommes. Soit. Il ne connaissait peut-être pas grand-chose aux femmes, mais il en savait assez sur moi pour ne pas me confondre avec Betty Crocker [3], Martha Stewart [4] ou Florence Nightingale [5]. Il devait plus probablement se dire que, à choisir entre jouer les infirmières et les fossoyeuses, je préférerais enfiler une mignonne petite coiffe et une robe blanche. Ma dernière visite au bord d’une tombe était une expérience que je souhaitais répéter le plus tard possible. Au moins, si je m’occupais de Jeremy, je pourrais reléguer mes autres pensées à l’arrière-plan.
En temps ordinaire, c’était lui qui jouait les infirmières. Il était le médecin de la Meute. Non, ce n’était pas un rôle traditionnel transmis sur des générations de loups-garous. Il s’y était mis lorsque Clay, enfant, avait sauté de cinq étages dans la cage d’ascenseur d’un grand magasin et s’était fracturé le bras à plusieurs endroits. Ne voulant pas risquer la future mobilité de Clay à cause d’une attelle de fortune, il l’avait conduit chez un médecin. Il s’était montré prudent, invoquant des motifs religieux pour refuser les analyses de sang et autres examens de routine, mais le docteur y avait procédé malgré tout. Les résultats auraient pu être ignorés, car ils avaient peu à voir avec une fracture du bras, mais un technicien de laboratoire qui s’ennuyait, étant de service la nuit, avait remarqué une anomalie et appelé Jeremy à 2 heures du matin. Le sang de loup-garou est déglingué. Ne me demandez pas les détails, je connais à peine le cours de biologie de seconde. Tout ce que je sais, c’est que nous ne devons laisser personne prélever ni analyser notre sang. J’ignore ce que le technicien avait lu dans ces résultats, mais il s’était persuadé que Clay était atteint de quelque maladie extrêmement grave et avait ordonné à Jeremy de le conduire immédiatement à l’hôpital. En conséquence de toute cette histoire, le technicien et le dossier de Clay avaient disparu lorsque l’équipe de jour était arrivée. Après quoi Jeremy avait acheté et lu toute une bibliothèque de livres médicaux. Quelques années plus tôt, j’avais commis l’erreur de lui donner un exemplaire du guide des premiers secours de la St. John’s Ambulance[6]. Il l’avait tellement apprécié qu’il m’avait fait acheter des exemplaires pour nous tous à conserver dans notre boîte à gants, histoire de pouvoir gérer nous-mêmes une amputation en cas d’urgence. Traitez-moi de petite nature, mais, si jamais je perds un membre et qu’il n’y a personne dans les alentours, je suis foutue, même si le guide contient de formidables instructions (assorties d’illustrations très utiles) expliquant comment poser un garrot à l’aide d’un bâton et d’un sac-poubelle.
— La jambe d’abord ? demandai-je à Jeremy alors qu’il tirait sa boîte de fournitures médicales du placard de la salle de bains.
— Le bras. Je vais remettre l’os en place. Tu poses l’attelle.
Ça me paraissait jouable. Jeremy s’assit sur le siège des toilettes et je m’accroupis auprès de lui pour me mettre à l’œuvre. La fracture n’était pas ouverte, ce qui nous épargna de devoir recourir à ces répugnantes manœuvres consistant à remettre l’os sous la peau. Elle se situait juste au-dessous du poignet. Quand il eut réaligné l’os, je plaçai l’attelle matelassée sous son bras. Puis je déroulai le pansement. Suivant les instructions de Jeremy, je l’attachai d’abord sous son coude, puis au-dessus de son poignet. Ensuite, je façonnai une écharpe afin de garder son bras surélevé. Ça prit un moment mais c’était assez facile… comparé à ce qu’il me demanda ensuite.
— Tu vas devoir me suturer la jambe, dit-il.
— Suturer… ?
— Je ne peux pas le faire d’une seule main.
Il se leva et s’appuya contre la coiffeuse, dégrafa son jean de sa main valide, puis se débattit pour le retirer.
— Je veux bien que tu m’aides pour ça aussi, si ce n’est pas trop te demander.
— Pas de problème, répondis-je. Déshabiller les hommes, je sais faire. Mais les recoudre, c’est une autre histoire. La plaie n’est peut-être pas si profonde.
Je déroulai les lambeaux de la chemise d’Antonio, trempés de sang, qui entouraient la cuisse de Jeremy. Le muscle et la peau s’écartèrent comme la mer Rouge, métaphore encore plus adaptée pour décrire le flot qui en jaillit. Voir Jeremy sans ses sous-vêtements ne me posait aucun problème, mais j’aurais préféré que cette vision interne me soit épargnée.
— Va chercher un gant de toilette, dit-il en s’asseyant rapidement et en pressant une serviette contre la plaie.
Je mouillai le gant, nettoyai la plaie puis appliquai un antiseptique. Je ne travaillais pas aussi vite que j’aurais dû, si bien que le sang me coulait sur les doigts lorsque j’eus terminé.
— Prends l’adhésif en toile, dit Jeremy. Non, pas celui-là. L’autre… Voilà.
À l’aide d’adhésif et de quelques manœuvres compliquées, on parvint à arrêter le flux sanguin avant que Jeremy tourne de l’œil. Il prit dans la trousse quelque chose qui ressemblait étonnamment à une aiguille munie de fil et me le tendit.
— Pas la peine de reculer comme ça, Elena. Ça ne va pas te mordre. Prends cette aiguille et mets-toi au travail. N’y réfléchis pas trop. Essaie simplement de faire une ligne à peu près droite.
— Facile à dire, mais tu n’as jamais vu mes travaux de couture.
— Non, mais j’ai eu le privilège de tester tes coupes de cheveux. Comme je le disais, essaie de faire une ligne droite.
— Je t’ai toujours coupé les cheveux droit.
— Si je penche la tête selon un certain angle, ils sont coupés parfaitement droit.
— Fais gaffe. J’ai une aiguille.
— Alors peut-être que, si je t’énerve assez, tu vas vraiment me piquer avec et te mettre au travail avant que je me vide de mon sang.
Je saisis l’allusion. Malgré ce que disait Jeremy, ce n’était pas tout à fait comme coudre du tissu, et je ne pouvais pas m’en donner l’illusion. Le tissu ne saigne pas. Je me concentrai pour faire de mon mieux, sachant qu’on me chambrerait sinon jusqu’à la fin de mes jours à propos de la cicatrice tordue de Jeremy. J’avais presque fini quand j’éprouvai une bouffée de colère à l’idée qu’un cabot ait osé lui faire ça, ce qui me rappela comment ça s’était produit, et par association la mort de Peter. D’abord Logan. Maintenant Peter. De toute la Meute, c’étaient ceux qui le méritaient le moins. Jeremy ne les envoyait jamais chasser ni tuer des cabots, pas même donner des avertissements. Leur mort n’était pas une revanche. Elle n’avait pas pour but de supprimer les combattants les plus forts de la Meute. On avait tué Logan et Peter pour attirer de force notre attention. Rien de plus. Ma main se crispa. Le vieux serpent de la rage recommençait à se mouvoir en moi. Je m’interrompis, inspirai puis repris, mais je ne pouvais plus empêcher mes doigts de trembler.
— Alors nous voilà face à trois cabots expérimentés, dit Jeremy, lisant dans mes pensées.
Je ravalai la boule qui se formait dans ma gorge et acceptai de me laisser distraire.
— Plus au minimum un nouveau.
— Je n’ai pas oublié, même si ce sont les anciens qui m’inquiètent. C’est vrai qu’ils sont forts, mon bras et ma jambe le prouvent, mais ils ne jouent pas dans la même catégorie que Daniel.
Je coupai le fil.
— C’est parce que tu connais Daniel. Et même si tu connais moins bien Marsten et Cain, tu sais à quoi t’attendre de leur part, car ils te ressemblent. Ils pensent comme toi, réagissent comme toi, tuent comme toi. Pas ces nouveaux. Les loups-garous n’étranglent pas les gens. C’est comme ça que LeBlanc a tué Logan, et il y a réussi parce que c’était la dernière chose au monde à laquelle Logan s’attendait. Puis il t’a attaqué avec un couteau. Tu t’y attendais autant qu’un samouraï à un coup de pied dans les parties. C’est pour ça que LeBlanc est toujours en vie. Il t’a déstabilisé. Si…
— On a creusé la tombe, dit Antonio en entrant dans la salle de bains. Désolé. Je vous ai interrompus ?
— Rien qu’on ne puisse finir plus tard, répondit Jeremy en se levant et en testant les sutures.
Comme elles ne cédaient pas et qu’il n’en coulait pas de sang, il hocha la tête.
— Parfait. Je m’habille et on sort.